Cercle Paul Diel

Suisse Romande

 

Revue de presse

La psychologie, pour quoi faire ?

Article de Émile-Albert Niklaus, publié dans le journal Coopération n° 38, 18 septembre 1965

Paul Diel n’a pas seulement apporté une conception personnelle de la psychanalyse qui en renouvelle les principes. Il l’a orientée dans un sens où elle rejoint facilement la psychologie générale et atténue grandement le divorce fâcheux de ces disciples.

Maurice Pradines

Nourri de Freud, d’Adler et de Jung, Paul Diel a élaboré une synthèse originale des diverses psychologies des profondeurs.

Chacun sait que la psychologie, science toute neuve, présente depuis un demi-siècle les aspects très divers d’un développement vertigineux.

À la différence des sciences de la matière ou de la nature, elle n’est pas l’affaire des seuls spécialistes. Si elle occupe des équipes de chercheurs, si elle précise dans ses laboratoires ses techniques d’exploration, elle atteint aussi le grand public. Elle est présente dans le livre et le journal, dans le film et l’affiche, elle intervient à l’école, à l’usine, au studio de télévision et à l’armée ; elle est efficace (dans la mesure où elle sait prudemment s’effacer) chez l’orateur politique, le chef de service, le conseiller en publicité, le représentant, la vendeuse.

Des applications ambiguës

Qu’elle soit psychologie de la conscience ou du comportement, psychologie génétique ou différentielle, psychologie des profondeurs, psychologie collective ou enfin psychologie appliquée : psychotechnique ou psychothérapie, elle apporte, avec des connaissances sur l’homme, des moyens très divers d’en tirer parti, et cela à son avantage ou à son détriment.

Il en est donc des sciences de l’homme comme des sciences physiques et des sciences de la vie. La recherche du savoir est sans équivoque et ne peut être néfaste.

Ce n’est pas sur le plan de la connaissance pure, mais c’est sur celui des techniques qui en dérivent que surgissent les dangers. Toutes les disciplines si variées de la psychologie théorique n’ont qu’un but : la poursuite de vérités sur l’homme. Au contraire, la psychologie appliquée, appliquée au dressage, à l’éducation ou au traitement médical, à l’information ou à la propagande, à la conquête des marchés, à l’art de persuader et jusqu’aux manières de vivre, cette psychologie pratique répond aux intentions les plus diverses, les plus et les moins « humainement » valables. Il est donc important de s’aviser que telle la langue, selon Ésope, la psychologie peut être la meilleure ou la pire des sciences, selon l’esprit qui l’anime et l’usage qui en est fait.

Il n’est que d’observer en soi et autour de soi pour reconnaître qu’en effet la psychologie peut servir ou asservir l’être humain. Elle peut l’aider à se cultiver ou favoriser son abêtissement et son avilissement. Elle peut déterminer ses choix, conditionner ses réactions, modifier ses opinions sans même qu’il s’en aperçoive. Chercher lucidement en soi-même les conditions de sa libération ou accepter de se laisser « manipuler », c’est bien ainsi que, face à la science et à l’action psychologique, peut se traduire aujourd’hui le dilemme d’Hamlet : Être ou ne pas être.

Récit d’un témoin

Le dernier ouvrage que vient de publier Paul Diel : Journal d’un psychanalysé, apporte un témoignage très personnel de ce visage très ambigu que représente la psychologie dans le monde contemporain. L’auteur, qui reste anonyme, avait eu recours au psychothérapeute après avoir lu son premier livre : Psychologie de la motivation. Au cours d’une patiente réflexion en commun, il découvre peu à peu tout ce qui se cache derrière ses hésitations, son anxiété, ses échecs et les relations malheureuses avec autrui.

Il assainit progressivement le fonctionnement psychique en mettant à nu et en éliminant les motifs secrets, contradictoires et malsains qui provoquent ses déficiences quotidiennes et qui, par ailleurs, transparaissent dans ses rêves.

Il acquiert ainsi, par ce travail d’élucidation et de purification en profondeur, par cet effort de dépassement des ambivalences un équilibre plus sûr, une capacité d’auto-contrôle, ce qui lui permettra enfin de se libérer  d’engagements professionnels inconsidérés et, d’autre part, de rendre harmonieuse son existence sentimentale. Et c’est dans le mariage et une paternité heureuse qu’il trouvera son accomplissement.

L’intérêt de ce Journal d’une guérison est de nous en illustrer clairement les péripéties et les obstacles.

Pour cet homme-là, de même que pour tous ceux qui ont eu la chance d’entrer en contact avec Paul Diel, la psychologie n’est pas autre chose qu’un examen lucide des sources même des actes, grâce à quoi il devient possible de se déterminer sans confusion, de reconnaître les pulsions fondamentales afin de les soumettre au pouvoir libérateur de l’esprit.

Dialogue qui tourne court

Or, voici que durant cette cure rééducative se présente, à l’occasion d’une rencontre, un épisode significatif. Un dialogue se noue (c’est bien le mot…) avec un ami d’enfance, brillant polytechnicien et « déjà ponte dans une des plus grandes sociétés ». Laissons la parole à l’auteur :

« (…) Nous en étions à raconter nos vies, par sympathie mutuelle et cordialité ; mais dès l’allusion à mon projet de me consacrer à la psychologie, tout se trouble. Je ne suis plus de niveau avec lui. Il prend de la hauteur et a raison. Il voit jusqu’au fond de mes entrailles la peur de vivre, le manque de courage qui me fait fuir le concret pour me réfugier dans les abstractions.

« Le mot psychologie lâché, il enchaîne avec chaleur : “Mais c’est passionnant…” Des bureaux de psychologues seraient à créer, avec différentes sections spécialisées, dans de multiples activités qui toutes en ont un besoin urgent. Ah ! s’il avait le temps… : mettre le right man at the right place ! Mais aussi harmoniser l’objet aux goûts et aux besoins et ainsi créer la satisfaction commune ! »

Ainsi, face à cet homme encore fragile et incertain dans sa recherche d’authenticité, s’affirme l’assurante éloquence du manager. Tout y passe : idéalisme séduisant, philanthropie, mission du patronat, le tout avec cette bonne conscience et ces belles intentions chargées de ce coefficient d’automystification et de justification trompeuse si caractéristiques d’une certaine « opinion » très répandue.

« Timidement, j’ai tenté d’arrêter ce flot pour lui dire que ce n’était pas cela, « ma » psychologie… Mais je n’ai pas osé lui avouer qu’il s’agissait principalement de l’auto-analyse et que tout mon temps serait consacré à acquérir la connaissance juste de moi. Il me demanda alors des détails sur mon travail : “Quel diplôme obtient-on ? — Aucun. — Mais enfin, tu comptes publier ? Que fais-tu de précis là-dedans ? (…) Moi-même, je me suis délecté en philo. C’est un jeu intellectuel où s’affine remarquablement la pensée. (…) Que l’inventeur d’une nouvelle théorie se passionne pour elle, d’accord ! Qu’il y consacre sa vie, oui ! Il se fait un nom, influence son époque en bien ou en mal du reste. Mais toi et tes camarades, vous ne pouvez pas manquer de savoir le relatif de toute doctrine. (…) Rien de plus naturel que l’une d’elles t’influence davantage, vienne donner son cachet personnel à ta culture. D’accord ! Mais tout cela n’est pas un but en soi valable.”

« Par l’avalanche de ces argumentations, je suis emporté comme dans un tourbillon… Je ne sais plus où j’en suis… incapable d’objecter quoi que ce soit. »

Diversité des services rendus

Débat qui porte loin, bien au-delà des deux interlocuteurs. Il est nécessaire que la réflexion le clarifie, car il nous concerne tous.

Il n’est pas question de contester la légitimité d’une psychologie du travail, ni les services que rend l’orientation professionnelle, ni l’utilité de la tâche du psychotechnicien. Mais il est essentiel d’en reconnaître les limites et les vraies justifications. Libre au chef d’entreprise de compléter son équipement par un service psychologique si les spécialistes lui assurent qu’il en résultera 15 à 20 % d’augmentation de la production. C’est son intérêt — et parfois celui de son personnel —, mais ce n’est ni un apostolat ni la solution radicale des problèmes socio-économiques.

Quant au technicien de la psychologie appliquée, son activité dans les ateliers et les bureaux sera appréciée dans la mesure où, averti des abus de l’ancien taylorisme, il se soucie moins d’accélérer les cadences que d’établir des relations de confiance en cherchant pour chacun le travail qui correspond aux aptitudes qu’il a déterminées et aux dispositions qu’il a reconnues ; d’autre part en favorisant de bons rapports entre chefs d’équipes et ouvriers, entre ateliers et bureaux.

Il est un autre service, en sens inverse, que le psychologue peut parfois rendre. Il est plus nécessaire, mais plus difficile. En effet, il est fonction non plus de ce que le patron attend du travailleur, mais de ce que l’ouvrier, lui, attend du travail, de son « attitude » à l’égard de l’entreprise, lâchons le mot-clé sur lequel nous reviendrons : de ses motivations sur le plan professionnel.

Ici, l’attention se porte non plus sur des conditions qui assurent la qualité du produit, mais sur celles qui respectent la qualité du producteur : qualité essentielle qui, à quelque échelon qu’il soit situé, constitue sa dignité d’homme au travail. Elle se traduit par la possibilité de participer librement à une tâche ou à une œuvre commune. Voilà qui, dans la réalité quotidienne, ne va pas tellement de soi et qui exige du psychologue une toute autre compétence que celle de la pratique des tests.

L’un d’eux confiait l’autre jour qu’il avait la chance, plutôt rare, de contribuer pour sa part à la transformation d’une entreprise de type capitaliste et paternaliste en entreprise de type coopératif, mais qu’il faisait une découverte assez inattendue : c’est qu’il ne suffit pas d’offrir aux hommes la possibilité d’une participation ; il faut encore leur en donner le goût et la capacité. En effet, disait-il, sur les principes et les structures, tous étaient d’accord, mais pratiquement personne ne savait en tenir compte. Tant il est vrai que l’habitude devient une seconde nature et tant est grave et inconsciente la déformation psychologique que provoquent à la longue la manière de travailler et le mode des relations en régime de libéralisme économique. Bref, la réforme en question exigeait avant tout un patient effort de rééducation. Il comptait bien que ce qui était encore des mots, de beaux mots, deviendrait peu à peu des manières d’être et d’agir. Il espérait que progressivement deviendraient effectifs et l’esprit d’équipe, et l’initiative personnelle, et la responsabilité de chacun dans la tâche de tous, et le goût du dialogue jusque dans la fonction de commandement, et par-dessus tout cette entente quotidienne entre direction et exécution, si différente de « la collaboration du cheval et du cavalier ».

Tels sont, schématiquement évoqués, les services réels et d’ordre divers que le spécialiste de la psychologie appliquée peut rendre au monde du travail, à condition cependant qu’en lui un autre que le pur technicien se montre capable d’accéder à la réflexion sur les problèmes humains dans l’entreprise.

Rendre plus rationnelles les méthodes d’apprentissage, favoriser chez l’ouvrier l’adaptation au rythme de la machine et chez l’employé la maîtrise des procédures d’organisation, ce n’est pas se borner à analyser des réactions et des comportements, c’est en dégager des méthodes et des modes d’action. Tel est le rôle d’une psychologie formative.

Contribuer à amener l’entreprise à tenir compte des aspirations les plus profondes et souvent les plus méconnues et les plus étouffées de la main-d’œuvre, ce n’est pas accepter les choses telles qu’elles sont, mais s’efforcer de les modifier selon une finalité humaine. Tel est le rôle d’une psychologie attentive à la réalité d’une table des valeurs. Telle est la tâche d’une psychologie normative.

Reste à trouver de vraies raisons de vivre

Voilà qui est excellent, mais relatif et partiel. Tout n’est pas là, et même ce qui importe le plus est ailleurs : dans le souci de ce qui concerne l’être humain tout entier et non plus dans ses activités seulement, mais dans son existence, dans la découverte et la maîtrise de lui-même, dans la conduite de sa vie, dans la signification qu’il donne à sa destinée.

C’est à ce niveau et c’est dans ces perspectives qu’intervient avec autorité la psychologie de la motivation. Elle apporte l’exigence salutaire de redonner au mot conscience son double sens, afin de relier constamment jugement de fait et jugement de valeur.

Elle réhabilite l’introspection en la rendant clairvoyante et sans complaisance. Elle initie à la technique de la délibération intime qui, purgée de toute vaine tergiversation, mûrit les décisions qui mènent aux actes.

Fonder sa manière d’être et de se comporter, c’est sonder ses motifs et c’est les évaluer. C’est de demander : « Qui suis-je et qu’ai-je à faire ? Au nom et en vue de quoi ? Dans tout ce que j’éprouve et désire, de quoi s’agit-il réellement et qu’est-ce que ça vaut vraiment ? »

Parmi les psychologues, il y a ceux qui enseignent la psychologie, il y a ceux qui l’appliquent et il y a ceux qui la font. Paul Diel est un de ceux-là. Comme celle de Freud, celle d’Adler et celle de Jung, son œuvre fera lentement mais sûrement son chemin.

Il n’est pas indifférent que des esprits aussi divers qu’Einstein, Wallon, Baruch, Bachelard, aient rendu hommage à la vérité de cette pensée. Et il est réconfortant de constater que ceux qui la connaissent et la traduisent en expérience vécue témoignent de son efficacité par leur progrès vers l’unité intérieure, par un entrain sans exaltation et par un élan confiant dans une direction sensée.

Cette psychologie valorisante donne le goût de l’essentiel et l’amour de la sagesse. Elle ne se prête pas aux superficialités des vulgarisations. Cette page n’est qu’une invitation à y regarder de plus près. Nous y reviendrons donc, si nos lecteurs le veulent bien * et, comme dit le Vaudois, « on en recausera ».

* En attendant, à l’intention de ceux qui aiment approfondir, voici les sources : Psychologie de la motivation (PUF), Le symbolisme dans la mythologie grecque (Payot), La peur et l’angoisse (Payot), Les principes de l’éducation et de la rééducation (Delachaux & Niestlé), Journal d’un psychanalysé (Plon), en outre, l’excellent numéro spécial de la revue Présence (9, 1959).

Émile-Albert Niklaus © Coopération, 1965

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